
Donner leur juste place aux émotions, longtemps dévalorisées et rejetées, leur juste place dans la salle de classe de langues. Faire en sorte que l’apprenant soit sécurisé sur le plan des affects et des émotions surtout quand il s’agit d’apprentissage des langues qui touche à son identité. Tel est l’objet du livre de Delphine Guedat-Bittighoffer paru en 2024, Les émotions au cœur du processus d’enseignement- apprentissage des langues.
ENTRETIEN AVEC DELPHINE GUEDAT-BITTIGHOFFER
Vous assumez une dimension autobiographique à partir de vos origines alsaciennes entre plusieurs histoires, plusieurs regards à l’origine d’émotions multiples. Vous en faites le lieu d’énonciation de la perspective que vous défendez et illustrez.
Mon propos part en effet d’un double point de vue. Le point de vue de l’enseignante que j’ai été pendant 20 ans et de ses multiples expériences en France et à l’étranger, dans des types d’établissements très différents dont 10 ans auprès d’élèves allophones, autant d’expériences qui ont nourri ma recherche, une recherche pragmatique et interventionnelle, ce qu’on appelle aujourd’hui une recherche collaborative qui constitue mon ADN d’enseignante-chercheuse. Et puis le point de vue de mes origines : mon origine alsacienne, celle de mes parents qui ont vécu au début du XXe siècle et qui ont connu beaucoup de situations et d’humiliations dans l’utilisation de la langue alsacienne. Cela fait partie de ma biographie langagière : j’ai toujours baigné dans plusieurs langues, l’allemand, l’alsacien, le français.
Plutôt qu’à l’apprenant, catégorie didactico-technocratique, vous vous intéressez à l’élève… c’est-à-dire à l’individu corporé. Ce n’est pas sans conséquence dans votre approche de l’apprentissage.
J’envisage en effet l’autre dans son entier et la didactique du FLE a longtemps vu le groupe-classe comme un ensemble compact accordant peu de place à l’individu. Il a fallu attendre Piaget qui a mis en lumière l’élève, l’individu dans sa globalité avec ses propres intérêts et ses propres besoins.
Et c’est Philippe Meirieu dans son dialogue avec le neuroscientifique Grégoire Borst autour de l’articulation entre neurosciences et pédagogie qui disait récemment qu’il faut prendre en compte les variables sujet, c’est à-dire l’histoire de chaque individu, ses origines culturelles et sociales, ses rencontres, ses expériences, ses réussites et ses échecs… et moi, j’ajouterai, ses émotions. Ici je citerai Jane Arnold qui dit que l’enseignant, l’éducateur est là pour aider l’élève à développer son potentiel en tant que personne, pour prendre en compte la dimension affectivo-émotionnelle dans l’apprentissage. Nier ça, c’est aller dans un mur.
Peur, inconfort, anxiété… ces émotions sont des moteurs du décrochage et ne sont pas prises en compte dans l’apprentissage. Pour quelles raisons ?
On mesure aujourd’hui les conséquences de la non-prise en compte par l’école de ces éléments. On a été dans le déni face à l’expression de ces émotions. Certes, l’école commence à bouger en parlant de compétences psycho-sociales mais on est loin du compte. Je rejoins ici mes collègues Frédéric Cuisinier et Francisco Pons qui ont déclaré que les émotions constituent la face cachée du triangle didactique élève/ enseignant/savoir. Et ce n’est pas de triangle dont il faut parler mais de losange en y intégrant les émotions. Des émotions qui ont longtemps été niés à cause de cette opposition séculaire entre raison et émotion et que l’école avait choisi son camp, celui de la raison, de la rationalité, du savoir et surtout ne pas céder à tout ce qui pouvait entraver l’exercice des fonctions cognitives jusqu’à, comme le dit Christophe Marsollier, organiser une anesthésie des émotions. Or, on s’est rendu compte à partir des travaux des neuroscientifiques, que l’émotion était liée à la raison. Et la motivation est liée à l’émotion : l’émotion donne l’impulsion à l’action et apprendre, c’est une action. Il faut être émotionnellement engagé dans l’apprentissage parce que sans ça, il n’y a pas de motivation. Dans l’apprentissage des langues, ce processus est encore plus fort parce que dans les langues, c’est votre identité, votre culture qui sont mis en jeu.